Quand mon image s'est inversée
Dans le mauve grisé de l’aube, les crêtes alpines s’esquissent en ombres chinoises, camouflant pudiquement les premières lueurs d’un matin différent. Les minutes s’écoulent et le soleil se lève enfin, délicatement, pour donner naissance à un jour d’octobre, doux et légèrement brumeux. Un nuage de roses éclaire tendrement le vieux mur en pierre qui se dessine devant ma fenêtre ouverte. Tout est encore calme, silencieux. Je profite de ce moment de paix pour méditer et essayer de me détendre après une nuit sans sommeil. Je respire profondément l’air de cet automne étrangement chaud qui n’a pas envahit la nature de sa nostalgie habituelle.
Je repense à cette nuit, à ces heures noires et blanches chargées de peur, à ce tourbillon étrange qui s’est emparé de tout mon être. Comment ai-je pu me laisser prendre dans l’angoisse de cette tourmente ? Après les multiples aventures que j’ai vécu, je devrais être aguerrie, je ne devrais plus avoir peur. Depuis de longues années, je me suis appliquée à forger ce personnage courageux, volontaire et imperturbable. J’ai voyagé dans de nombreux pays, monté de jeunes chevaux fougueux, cotoyé des sangliers, gravi plusieurs très hauts sommets. J’ai traversé à pied les montagnes éthiopiennes sans savoir où j’allais dormir, manger, ni même si je trouverais suffisamment d’eau pour m’hydrater. J’ai entendu les hyènes rire près de ma tente, et ailleurs, j’ai sentis les abeilles de l’orage se poser sur mon corps. Je pensais avoir réussi à ébaucher les formes d’une femme, avec certe une estime de soi bien faible, mais délivrée de ses peurs. Et le reflet faisait illusion.
Pourtant, cette nuit un trouble submergeant m’a empêché de fermer les yeux. L’histoire de ma vie venait brusquement de me rattrapper et j’ai voulu m'observer, pensant me voir telle que je me montrais. C’est alors que le miroir s’est retourné ; et mon image inversée s’est révélée sous la lumière crue de la vérité. Une réalité atypique à laquelle je ne m’attendais pas s’est subitement dressée devant moi. Je n’avais jamais tenté de l’imaginer, même si je la connaissais inconsciemment depuis toujours. Elle était maintenant exposée là, face à moi. Je me suis observée comme je n’avais jamais osé, avec un mélange d’effroi et de compassion. La giffle de la sincérité m’a frappé violemment.
Sous mon regard agité se déroule maintenant tout ce que j’ai toujours cherché à dissimuler, tout ce que je me suis cachée à moi–même depuis si longtemps.
Je reste là, bouleversée, regardant ma propre réalité en face et ne sachant plus que faire. Je sens bien le souffle d’un soulagement qui me frôle et cherche à me pousser dans une nouvelle direction. Pourtant, je ne sais pas encore comment m’approprier cette nouvelle image emplie d’une curieuse ambivalence. Et comment la divulguer aux autres ? Bien sûr, je pourrais poursuivre sur le chemin du camouflage permanent, continuer à subir les mêmes blessures, les mêmes difficultés, sans jamais baisser la tête, mais en ai-je toujours la légitimité ? Et à quoi bon faire semblant, maintenant que la honte peut enfin s’estomper ? Comment procéder cependant, comment expliquer, comment montrer aux autres l’indéniable réalité ? Et comment trouver le courage d’effacer les traits de ce portrait déguisé, d’en gommer les habillages ? Comment oser me dénuder alors que tout, jusqu’à présent, me l’interdisait ? Comment prononcer ce mot ? Ce simple mot, autiste.
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